Un appel face à la fin du monde

Un appel d’Aurélien Barrau

Exigeons du pouvoir politique qu’il impose le nécessaire. C’est sa raison d’être, son droit et son devoir.

En ce temps de rentrée, nous allons vaquer à nos occupations « importantes ». Nous allons revenir à nos études, à nos activités professionnelles, à nos soucis relationnels et financiers. Et donc oublier l’essentiel – disons le vital – jusqu’à l’année prochaine. La survie de la Terre va se trouver à nouveau reléguée au second plan. Et ce n’est plus acceptable.

Il n’est plus possible de le contester : le monde se meurt. La catastrophe en cours est immense. Peut-être sans précédent dans l’histoire universelle – en tous cas certainement dans l’histoire humaine. Il est question du climat, évidemment, mais au moins autant de la pollution et de l’atrophie des espaces de vie (non urbanisés). Beaucoup d’humains – probablement une majorité, voire la totalité – vont souffrir et peut-être mourir. Les individus animaux vont mourir par dizaines de milliers de milliards. Les espèces animales vont s’éteindre par millions. Ce n’est plus un scénario catastrophe : c’est l’avenir qui se dessine. Au rythme actuel, dans quelques décennies, nous aurons presque tout saccagé. Nous aurons commis un « crime contre l’avenir ». Irréparable par essence.

Il est parfois argué que ce n’est pas « la fin du monde », juste une page de l’histoire. Certes, la Terre en tant qu’objet physique perdurera. Et alors ? La mort de l’essentiel des vivants et de l’essentiel des espèces n’est-il pas précisément le sens littéral de la « fin du monde » ? La Terre est cette diversité. En tant que planète tellurique inhabitée ou presque, elle n’aurait plus aucun sens, aucun intérêt, aucune singularité.

Non, la technologie ne nous sauvera pas. Non, les climatologues ne se sont pas trompés dans leurs calculs. Non, il n’y aura pas de miracle de dernière minute. Ne serait-ce que parce que la catastrophe est déjà en cours. Elle a lieu. Ça se passe. Les réfugiés climatiques existent, les races décimées se multiplient, les animaux agonisent faute de lieux pour vivre, d’air respirable, de températures supportables et d’eau saine. Ça se produit en ce moment.

Et, non, il n’est pas « trop tard ». Cela ne veut rien dire. Trop tard pour quoi ? Il est évidemment trop tard pour qu’il ne se soit rien passé. Il est trop tard pour qu’aucun dégât n’ait été fait, pour que personne ne meure, pour que tous les vivants soient respectés dans leur intégrité. Et alors ? Que 100 millions ou 6 milliards d’hommes meurent n’est pas la même chose (évidemment les pays pauvres – ceux qui sont le moins responsables – paieront en premier). Que 100 000 espèces ou 6 millions d’espèces disparaissent n’est pas la même chose. Que la température monte de 2-3 degrés ou de 5-6 degrés n’est pas la même chose. Que cela se fasse en 10 ans ou en 100 ans n’est pas la même chose. Il n’est pas « trop tard » au sens où le mal ne vaut pas le pire. Il y eut 60 millions de morts durant la dernière guerre mondiale. C’est une tragédie absolue. Mais il n’en demeure pas moins heureux qu’il n’y ait pas eu plutôt 200 millions de morts comme cela eut été possible. Nos aïeux se sont battus pour limiter l’étendue du massacre. Heureusement. C’est à notre tour de nous battre pour éviter la Fin majuscule.

Notre responsabilité est plus qu’immense : elle est ontologique. Nous avons l’être du monde en tant que tel entre nos mains. Pour la première fois dans l’Histoire.

Nous savons. Tout le monde sait. Les négationnistes de la catastrophe ne sont plus crédibles et plus écoutés. Ils sont marginaux et grotesques. Pourtant, le fait est que rien ne change.

Le « problème » n’est pas nouveau. On sait que, même dans un passé lointain où nous étions encore chasseurs-cueilleurs, dès qu’une zone de la planète se trouvait colonisée par les humains, la macrofaune était massivement décimée. Souvent avec une volonté explicite d’extermination. Il ne s’agit dont pas de revenir à un passé fantasmé où l’équilibre existait mais de créer un devenir radicalement autre.

Il n’est plus possible d’en demeurer à un appel à la responsabilité individuelle. Naturellement, celle-ci ne peut qu’être encouragée. Naturellement, il faut que chacun fasse « au mieux » pour contrer la folie d’une croissance littéralement intenable et mortifère. Le sérieux n’est pas du côté de la doxa des économistes : cet appel à une consommation toujours plus élevée qui confond la fin avec les moyens est autodestructrice, pour nous et pour les autres vivants avec lesquels nous partageons cette planète (ils ne comptent pas pour rien et sont dans ce processus – littéralement – nos otages).

Les initiatives « locales » et la volonté citoyenne ne suffisent plus. Il est aujourd’hui vital que des décisions politiques drastiques – et contraignantes donc impopulaires – soient prises. Elles ne le seront que sous notre pression. Voilà le paradoxe avec lequel il faut jouer.

Le défi est donc le suivant : renoncer volontairement à un peu de confort (apparent) pour enjoindre nos dirigeants à nous imposer des mesures collectives d’extraction de la fuite en avant intenable qui est aujourd’hui la nôtre.

Nous sommes ainsi faits que l’autorégulation individuelle et volontaire de chaque membre d’une immense tribu (ici celle des humains) est extraordinairement difficile. Mais nous avons aussi cette capacité à savoir que des mesures globales de restriction peuvent in fine jouer dans le sens de la liberté, de la beauté et de la diversité. C’est la raison pour laquelle nous avons inventé la politique, au sens noble (politikos, politeia, politikè). Elle doit aujourd’hui jouer son rôle. Nous n’avons plus d’autre choix que de réclamer les décisions politiques fermes, dures et immédiates qui nous sauveront. Que nous ne sachions pas nous les imposer de façon individuelle et autonome ne signifie pas que nous sommes aveugles à leur bien-fondé collectif.

Nous n’avons plus d’autre possible que de marteler cet appel. D’user de chaque circonstance, de chaque intervention publique, de chaque échange avec un élu, de chaque vote, de chaque manifestation, de chaque sondage, de chaque débat familial ou amical pour marteler l’exigence de mesures fortes et péremptoires pour sauver le monde de l’inconséquence de ses hôtes humains. Cette exhortation doit devenir la ligne autour de laquelle la pensée se déploie. La ligne de vie, exactement. Elle est mince et fragile comme jamais.

Plus aucune pensée politique, plus aucun projet politique, plus aucune formation politique, plus aucune structure politique, qui ne fasse du sauvetage de ce qui reste du monde sa priorité concrète et effective ne peut plus être considérée avec sérieux. Forçons-les à nous contraindre à la raison. Au nom de la vie et de l’avenir. Au nom des enfants à naître. Au nom de la possibilité d’un demain. Au nom de tous les vivants. Au nom des millions d’années d’évolution subtile qui ont permis l’existence de cette foisonnante diversité. Et au nom de la liberté retrouvée, dans un rapport apaisé avec une Nature dont ne pouvons plus nous croire « maîtres et possesseurs ». Il y a naturellement mille autres combats à mener. Mais ils sont déjà perdus si celui-là est oublié.

Cet appel, évidemment, sera ignoré. Mais d’autres viendront. Multiplions-les. Envahissons l’espace pour le sauver.